Carter à livre ouvert
Carter aimait la France. Il en aimait la langue qu’il connaissait parfaitement et parlait couramment avec une rare aisance. Il s’exprimait posément, avec un débit légèrement plus lent que lorsqu’il utilisait sa langue maternelle. Non pas que cela traduisît un souci d’effacer un soupçon d’accent ni même la crainte de laisser échapper une malencontreuse faute grammaticale, mais parce qu’il prenait manifestement le temps de la savourer. Il avait le sens du mot juste sans pour autant chercher à employer un vocabulaire recherché qu’il n’ignorait pas cependant. Sa conversation était particulièrement plaisante, dénuée de toute forme d’artifice. De temps à autre, un trait d’humour ou un mot d’esprit, accompagné d’un sourire malicieux, qu’il s’autorisait avec une ingénuité feinte, témoignait de son sens aigu de la formule, de sa capacité à jongler avec les mots.
Carter aimait la culture française, ses grands écrivains, ses poètes et ses philosophes dont il avait une connaissance stupéfiante. Il est difficile de dire où allaient ses préférences. Il avait ceci de commun avec Montaigne qu’il était capable de s’intéresser aux modes de pensée et d’expression les plus divers qu’il pouvait comprendre et intégrer sans pour autant y adhérer. Je serais tenté de dire que sa culture était encyclopédique si ce terme n’était trop souvent galvaudé et s’il ne risquait pas de renvoyer une image intimidante de l’homme. Bien au contraire, Carter avait une intelligence que je qualifierais de chaleureuse et bienveillante, et la connaissance n’était en rien chez lui une vaine thésaurisation égocentrique pour justifier une quelconque « posture ».
Carter avait navigué très jeune sur les longues phrases proustiennes, abordé le Bateau ivre de Rimbaud, écouté sans nul doute le dégel des paroles rabelaisiennes sur l’embarcation du Quart Livre, respiré la Brise marine mallarméenne et fendu les Vents persiens. Il avait voyagé avec Montaigne, fait sienne sa bibliothèque qu’il avait enrichie de ses propres découvertes. Il connaissait aussi bien l’œuvre de Bergson que celle de Valéry, les vers d’Éluard que ceux de Verlaine ou de Baudelaire.
Carter aimait la France des Lumières dont il réactivait à son tour les faisceaux, les mêlant aux clartés des humanistes et des classiques antiques. Cette matière livresque d’une densité exceptionnelle avait fait jaillir, tout au long d’une vie de travail et de réflexion, des univers sonores aux multiples échos.
Carter aimait les livres pour leur contenu mais aussi, comme tout véritable amateur, pour leur compagnie. J’en arrive à me demander si les livres n’étaient pas venus à lui autant qu’il était venu à eux, tant la relation semblait naturelle, évidente et donc indispensable. Sans doute y avait-il quelque chose de vital et donc de profondément intime dans ce rapport aux livres. J’eus l’occasion d’en être témoin dans les années 1990, après une rencontre au Reid Hall, à Paris, au cours de laquelle nous avions parlé, entre autres écrivains, de Jean Cocteau. J’avais eu l’heureuse surprise de le retrouver quelques heures plus tard dans une librairie du quartier latin, feuilletant les pages des dernières parutions littéraires, manifestement très à son aise dans cet endroit étriqué serti de rayonnages trop pleins et encombré de tables ployant sous les piles de volumes. La conversation avait repris tout aussi cordialement et je me hasardai à évoquer l’œuvre de Claude Simon. Je savais qu’il connaissait le Nouveau Roman et notamment les ouvrages de Butor et de Robbe-Grillet, mais j’ignorais s’il connaissait l’auteur dont le travail d’écriture se rapprochait le plus, selon moi, de ses propres préoccupations compositionnelles. J’appris qu’il n’avait jamais eu l’occasion de rencontrer Claude Simon mais qu’il avait lu au moins Histoire. Il m’avoua qu’il ne connaissait pas encore Les Géorgiques qui était alors le dernier ouvrage que l’écrivain avait produit et que j’allais m’empresser de lui envoyer dès son retour à New York.
Mon grand regret, à la mort de l’écrivain en 2005, fut de ne pas avoir pu forcer le destin pour que leurs chemins se croisent. Carter avait, au cours de sa longue vie, rencontré un nombre incroyable d’artistes et d’écrivains, mais la vie s’était entêtée à le tenir éloigné de Claude Simon. Tous deux avaient en eux cette gravité que n’avait pas effacé la quête de l’accomplissement artistique et de l’artisanat éclairé. Si les œuvres de la dernière période montrent par leur vitalité réjouissante, leur transparence, leur absence de pathos que Carter avait atteint une forme de sérénité, une conscience heureuse (Montaigne, peut-être encore ?), la France lui avait montré, dès l’adolescence, la face sombre du monde lorsque son père l’avait conduit à Verdun pour voir les paysages désolés, les terres éventrées par les bombes lors de la Première Guerre mondiale. Étrangement, ce fut la première chose dont Carter m’avait parlé lors de notre toute première rencontre. L’évocation avait été des plus éphémères et presque immédiatement balayée par d’autres considérations plus légères. Ce ne fut que beaucoup plus tard, lorsque je découvris avec stupéfaction et émotion le sublime et imposant Adagio tenebroso, que je pris réellement conscience du poids de cette brève évocation.
À la mort de Carter, ce moment singulier de notre première rencontre me revint à l’esprit et je me surpris encore à rêver sa rencontre avec l’écrivain français. J’imaginai Claude Simon et Elliott Carter plongés dans une conversation littéraire aussi lumineuse que profonde, évoquant chacun à sa manière les pages et les chapitres ensoleillés de leur vie autant que les lignes tenebroso qui les avait faits hommes.
Elliott Carter – Chapter and Verse
Carter loved France. He loved its language, of which he had perfect command. His speech in French was more deliberate than in English, but not from a desire to cover the trace of a slight accent or avoid solecism, but rather in order to savor the experience. He instinctively sought exactitude of diction, but without resort to esoteric terminology, however familiar to him. His conversation was enjoyable and entirely unmannered. would – with mock innocence – occasionally let slip a witticism that testified to pleasure he took in wordplay.
Carter loved French culture, its great writers, its poets and philosophers, of which and of whom he possessed a breadth of knowledge that could only amaze. It is difficult to say what his favorites were. He resembled Montaigne in his capacity to appreciate the most variegated modes of thought and expression without necessarily adopting them as his own. I would be tempted to describe his approach as encyclopedic, if the term were not abused to the point of evoking the image of an overbearing personality. On the contrary, Carter’s intelligence was ofa warm and benevolent character that did not reflect an egocentric compulsion to accumulate knowledge to support a “pose” of any kind.
Early on, Carter learned to navigate the long waves of Proust’s sentences, boarded Rimbaud’s Bateau Livre, doubtless harkened to the gush of Rabelais’ words at the outset of the Quart Livre, inhaled Mallarmé’s Brise marine, and braved the sharp buffeting of Saint-John Perse’s Vents. He traveled with Montaigne, familiarizing himself with the latter’s library, to which he added discoveries of his own. He knew Bergson as well as Valéry, the verses of Éluard no less than of Verlaine and Baudelaire.
Carter loved the French Enlightenment whose radiance, joined by the illuminations of the Humanists and of Greco-Roman antiquity, shines forth anew in his works. This exceptionally dense literary background became a source from which sprang, over the course of a lifetime of work and reflection, a whole series of multiply-echoing sound worlds.
Carter loved books for their content but also – like a true adept – for their company. I ask myself if books didn’t seek him out just as much as he sought them out, so natural, obvious and indispensable was their mutual relationship. No doubt there was something vital and hence profoundly intimate about this connection with books. I had an opportunity to observe this directly during the 1990s following an encounter with him at Reid hall in Paris during which we had discussed Jean Cocteau, among other writers. As luck would have it, I ran into him a few hours later in a bookstore in the Latin Quarter where he stood browsing the pages of the most recently literary arrivals, obviously at his ease in the narrow aisles between overstocked shelves and tables sagging under the weight of piles of volumes. Our conversation resumed just as cordially as it had earlier ended, and I ventured to bring up the works of Claude Simon. I knew that he was familiar with the nouveau roman, particularly the works of Butor and Robbe-Grillet, but I didn’t know if he knew the author whose approach to writing most closely paralleled, in my view, Carter’s own approach to composition. I learned that he had never met Claude Simon, but had read at least the latter’s Histoire. He confessed to not yet having read Les Géorgiques – the most recent of Claude Simon’s works, which I made a point of sending to him upon his return to New York.
My great regret, at the time of Claude Simon’s death in 2005, was my not having been able to arrange to have his path cross that of Elliott Carter. Over the course of his long life, Carter had met an incredible number of artists and writers, but events had persistently kept him away from Claude Simon. Both men had about them a gravity that had not been worn away by the struggle to achieve their artistic goals through luminous workmanship.
If the delightful vitality, transparency and lack of pathos of the works of Carter’s final period show that he had attained a kind of serenity and a basically contented frame-of-mind (again the example of Montaigne?), France had nevertheless shown him, in his early adolescence, the dark side of human affairs, as when his father took him to Verdun, a few years after the end of World War I, to see the desolation of the countryside, the land gaping with bomb craters. Strangely enough, this wa the first subject that Carter brought up with me when we first met. The recollection was only briefly explored, then quickly put aside in favor of lighter topics. It was only much later, when I first heard his sublime and imposing Adagio tenebroso, that I became really aware of the burden of meaning encapsulated in the memory earlier briefly touched on.
That singular moment of our first encounter came back to me when I heard the news of Carter’s death. I was further surprised to find myself still thinking about the possibility of his meeting with the French author Claude Simon. I imagined the two men deep in conversation about literature, each recalling in his own way the sunny chapters of their lives as well as the tenebroso passages that had brought them to adult awareness.